Visages de la recherche | Sylvain Picaud, chercheur en physique moléculaire théorique
À l’occasion de la Semaine Européenne pour l’Emploi des Personnes Handicapées (SEEPH) 2025, le CNRS met en avant des parcours inspirants qui bousculent les idées reçues et montrent que la diversité des talents fait progresser la recherche. Sylvain Picaud, chercheur en physique moléculaire théorique et spécialiste des interfaces gaz/solide à l’Institut UTINAM (CNRS/Université Marie et Louis Pasteur), partage un parcours scientifique marqué par la curiosité, l’engagement collectif et une passion pour la transmission.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai toujours été curieux et motivé par l’envie d’apprendre. Comme j’étais plutôt bon élève en mathématiques, mes enseignants de terminale m’avaient conseillé les classes préparatoires afin d’intégrer une école d’ingénieur, mais j’ai finalement choisi la voie universitaire, car je souhaitais passer les concours de l’enseignement secondaire. Au collège, je m’étais découvert deux grands centres d’intérêt : les sciences physiques et l’histoire. C’est ma professeure de physique au lycée, que j’ai eue pendant trois années consécutives, qui m’a fait basculer du côté des sciences tant ses cours étaient passionnants.
Durant mon année de maîtrise (l’équivalent du Master 1 aujourd’hui), un enseignant-chercheur m’a repéré et proposé à plusieurs reprises d’intégrer son laboratoire, d’abord dans le cadre d’un stage de DEA (Master 2), puis, en cas de réussite, pour poursuivre en thèse sous sa direction. Il s’engageait sur une nouvelle voie de recherche et était persuadé que j’étais l’étudiant dont il avait besoin. J’en étais nettement moins sûr que lui et j’ai longtemps hésité ! Finalement, je me suis laissé tenter par la physique moléculaire théorique. Le côté « modélisation » m’attirait autant qu’il m’intriguait. C’est pendant cette année de DEA que j’ai réellement découvert ce qu’était la recherche et que j’ai eu envie d’en faire mon aventure personnelle.
Doctorat en poche, j’ai immédiatement passé le concours du CNRS, « juste pour voir ». À ma grande surprise, j’ai été recruté dès cette première tentative en tant que chargé de recherche. Je n’avais pas encore 25 ans… Après dix mois de service militaire obligatoire, j’ai pu me replonger dans mes travaux de théoricien, spécialisé dans la modélisation des interfaces gaz/solide. Mes premiers résultats dans ce domaine ont été récompensés par la médaille de bronze du CNRS en 1998.
C’est à cette époque qu’ont commencé les premiers symptômes du syndrome de Ménière, avec une première crise à l’automne 1996, suivie d’une succession d’épisodes plus ou moins compliqués à gérer pendant une quinzaine d’années, avant une longue accalmie… qui n’a malheureusement pas duré, les crises étant récemment revenues.
En plus de mes activités de recherche personnelle, j’ai très vite eu l’envie de m’investir au service du collectif. J’ai d’abord animé une équipe d’une douzaine de chercheurs, puis mes collègues m’ont proposé de prendre la succession du directeur de l’Institut UTINAM: un changement d’échelle considérable ! Initialement nommé pour un mandat de quatre ans, je suis finalement resté directeur pendant douze ans. En parallèle, j’ai aussi assuré la direction du GDR SUIE de 2014 à 2023. Auparavant, j’avais déjà exercé d’importantes responsabilités syndicales au niveau national.
Toutes ces expériences m’ont permis de mieux connaître notre « belle maison CNRS », mais surtout ont été extrêmement enrichissantes, tant sur le plan scientifique que sur le plan humain.
Comment décririez-vous votre domaine de recherche ?
Modélisateur des propriétés des interfaces gaz/solide à l’échelle moléculaire, je me suis rapidement orienté vers des applications à la frontière entre physique, chimie et sciences de l’univers. Je m’intéresse notamment aux phénomènes de piégeage de gaz par des particules solides dans les atmosphères planétaires. Avec mes collègues, nous modélisons ainsi certains aérosols organiques, des particules carbonées issues de la combustion ou encore les cristaux de glace des nuages de haute altitude dans l’atmosphère terrestre. L’objectif est de mieux comprendre le rôle de ces objets nanométriques dans la formation des nuages et leur influence sur le climat.
Nous travaillons également sur les clathrates hydrates, étonnants pièges solides constitués de molécules d’eau formant des cages autour de certains gaz. Les applications de ces systèmes vont de l’astrophysique aux sciences de l’ingénieur : ils sont, entre autres, envisagés comme pièges à CO₂ ou comme réservoirs à hydrogène.
Vous êtes atteint du syndrome de Ménière, pouvez-vous nous dire ce que c’est et comment s’articule votre quotidien autour de cette maladie ?
Le syndrome de Ménière est une pathologie de l’oreille interne liée à une augmentation soudaine de la pression des liquides qui baignent la cochlée (organe de l’audition) et le labyrinthe (organe de l’équilibre). Cette augmentation de pression s’appelle un hydrops. La maladie évolue par crises, sans cause apparente, caractérisées par un sifflement intense dans l’oreille atteinte, une sensation rapide de plénitude (comme si l’oreille se remplissait de coton), une forte mais transitoire baisse de l’audition et, souvent, des vertiges rotatoires invalidants.
Chaque crise est unique : son intensité, sa durée (de quelques minutes à plusieurs heures) et sa fréquence (de plusieurs par semaine à moins d’une par an) varient énormément. La maladie peut rester silencieuse pendant des années puis réapparaître soudainement. Elle peut toucher une seule oreille ou les deux. Chaque cas est particulier, mais l’imprévisibilité des crises est très anxiogène. Au début, tout redevient normal entre deux crises, mais leur répétition finit par endommager l’oreille interne. Après quelques années, l’audition, voire l’équilibre, sont fortement dégradés, et s’ajoutent des acouphènes permanents ainsi qu’une distorsion des sons compliquant la compréhension de la parole.
La principale difficulté, dans les phases actives, est de devoir gérer une crise en public, ce qui ne m’est heureusement arrivé que rarement. Par précaution, je garde toujours sur moi un anti-vertigineux et un anxiolytique, car toute crise s’accompagne d’un malaise intense dû à sa soudaineté, à son caractère déstabilisant et à l’incertitude sur ses suites.
La maladie n’a pas eu d’impact particulier sur mon parcours professionnel, même si elle a certainement modifié ma personnalité. Pendant longtemps, je n’en ai pas parlé à mes collègues et je suis sûr que certain·e·s l’ignorent encore. En revanche, j’ai fini par limiter mes déplacements professionnels, par crainte d’une crise grave loin de chez moi, notamment en colloque. Heureusement, mon travail quotidien est plutôt solitaire, ce qui me permet de m’isoler facilement en cas de besoin.
Quels ont été les plus grands soutiens face à la maladie ?
J’ai longtemps gardé la maladie secrète, d’autant que tout redevenait normal entre deux crises, sauf le stress permanent lié à l’éventualité d’un nouvel hydrops . Mais aujourd’hui, avec la dégradation de mon audition et l’installation d’un acouphène permanent dans l’oreille gauche, le quotidien est plus compliqué, notamment face au bruit et au brouhaha. Les réunions où tout le monde parle en même temps, les moments de convivialité dans des salles à l’acoustique médiocre sont des sources de difficulté. Mon besoin d’isolement pour faire des « pauses auditives » peut être mal compris. Les déjeuners au restaurant universitaire sont une véritable épreuve, tout comme les sessions posters des grands colloques.
Au fil du temps, j’ai compris que saisir ce que disent les uns et les autres demande un effort dont on n’a pas conscience quand on a des oreilles intactes. Le recours accru aux visioconférences, avec un son parfois médiocre, complique encore les choses.
Mon cerveau doit en permanence gérer la différence entre les sons nets entendus à droite et les sons déformés perçus à gauche, ce qui génère une fatigue insidieuse. L’acouphène permanent ne facilite pas le repos, d’autant qu’il augmente avec la fatigue. En vérité, je ne sais plus ce qu’est le silence.
Après l’obtention d’une RQTH l’an dernier (que j’ai mis des années à demander, refusant de considérer cette maladie comme un handicap) le CNRS m’a accordé la possibilité de télétravailler « à la carte », selon ma fatigue et mon besoin de m’isoler des bruits ambiants.
Que pouvons-nous vous souhaiter par la suite ?
De nombreux travaux sont en cours, notamment ceux des deux doctorants que j’encadre. De nouveaux projets ont également émergé, toujours à la frontière entre plusieurs disciplines, et des collègues m’ont sollicité pour assumer de nouvelles responsabilités scientifiques. Je m’investis aussi de plus en plus dans la diffusion de la culture scientifique et dans l’accompagnement des publics scolaires les plus éloignés des centres universitaires.
À titre personnel, j’ai renoué avec ma passion pour l’histoire, et les travaux que j’ai menés dans ce domaine m’ont récemment valu deux invitations à intervenir dans des colloques internationaux. Je me suis également engagé dans la sensibilisation aux problématiques du handicap, en devenant bénévole de la Fondation France Acouphènes, et j’aimerais mobiliser davantage encore le CNRS autour des maladies et handicaps auditifs.
Un message à faire passer ?
Pour moi, le principal moteur de la recherche est la curiosité. Comme elle n’est en rien affectée par le handicap, quel qu’il soit, il ne faut jamais hésiter à foncer quand on a envie de comprendre un phénomène ou une situation. D’autant que le CNRS a mis en place de nombreux outils : plan triennal d’action, référents handicap dans les délégations et certains laboratoires, dispositifs d’aménagement des concours, financements dédiés aux doctorant·e·s en situation de handicap… Tout un environnement permettant à chacun·e d’intégrer le CNRS sans appréhension et de s’y épanouir professionnellement.
Cela dit, il reste encore des efforts à faire concernant la formation des collectifs de travail pour accompagner au quotidien un·e collègue touché·e par un handicap invisible. Certaines idées reçues ont la vie dure.
Idéalement, chacun·e devrait se sentir libre d’évoquer ou non son handicap avec ses collègues, sans crainte du jugement. Mais au-delà des informations concrètes sur les conséquences d’une situation donnée, le message essentiel est le suivant : personne ne devrait jamais décider à la place d’un·e collègue en situation de handicap de ce qu’il ou elle est capable de faire ou non.