3 questions à... Pierre-Henri Blard, lauréat d'une bourse European Research Council Synergy

Terre et Univers

Quand le Groenland était-il "vert"? C’est la question à laquelle tente de répondre le projet interuniversitaire Green2Ice en étudiant la glace basale et les sédiments collectées à la base de la calotte polaire du Groenland. Une bourse European Research Council-Synergy Grant vient d’être octroyée à ce projet auquel participe Pierre-Henri Blard, Directeur de recherche CNRS au Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques (CRPG) (CNRS/Université de Lorraine) à Nancy. Dispositif puissant et novateur pour promouvoir la recherche européenne, la bourse European Research Council Synergy permet à des scientifiques, reconnus dans leur domaine aux niveaux national et international, de s'associer pour mener des projets novateurs dans leur discipline.

CNRS : Présentez-nous votre projet retenu pour un financement European Research Council (ERC) ?

Notre projet Green2Ice (2023-2028) est un European Research Council (ERC) « Synergy » - collaboratif - dans lequel nous sommes 4 chercheurs associés : 2 Danois, Dorthe Dahl Jensen et Anders Svensson (Niels Bohr Institute, Université de Copenhague), un Belge, François Fripiat (du Laboratoire de Glaciologie de l’Université Libre de Bruxelles Bruxelles) et moi-même. Nous travaillerons en étroite collaboration, chaque laboratoire apportant une pierre indispensable et complémentaire des autres. L'European Research Council (ERC) Synergy est un outil que j’apprécie particulièrement parce qu’il met en avant le travail d’équipe et les coopérations européennes.

L’objectif premier du projet Green2Ice est d’analyser et de dater la glace basale et les sédiments sous glaciaires échantillonnés sous forme de carottes au Groenland, afin de reconstruire le volume de la calotte au cours du Quaternaire (les derniers 2.6 millions d’années avant aujourd’hui), notamment pendant les dernières périodes plus chaudes, appelées interglaciaires. Puis nous chercherons aussi des traces de vie (actuelle ou passée) préservées dans les environnements sous glaciaires par des analyses isotopiques et génétiques. Pour cela, 2 Post-doctorants et un doctorant seront recrutés au Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques (CNRS/Université de Lorraine) pendant la durée du projet et réaliseront leurs recherches dans les trois laboratoires.

La calotte du Groenland est la deuxième plus grande masse de glace terrestre : si elle venait à fondre totalement, le niveau marin monterait d’environ 7 mètres. Depuis 60 ans, les scientifiques ont réussi à collecter des carottes au sein de ces glaces groenlandaises, dont l’analyse a permis de reconstruire les variations des volumes de glace et les paléoclimats polaires au cours des derniers 130 000 ans. Cependant, le Groenland renferme encore de nombreux secrets. En particulier, on ne sait toujours pas quand cette île a été complètement englacée pour la première fois, ni comment son volume a varié au cours des périodes les plus chaudes du Quaternaire.  A l’heure où la glace du Groenland fond de plus en plus vite sous l’effet du réchauffement anthropogénique (réchauffement climatique causé par l’action humaine), il est crucial de répondre à ces questions, pour mieux anticiper la future hausse du niveau marin. Le développement de nouvelles méthodes d’analyse (datation par luminescence, nucléides cosmogéniques, 40Ar et 81Kr) offre aujourd’hui l’espoir de répondre à ces problèmes, en décryptant les messages cachés dans les sections basales de ces carottes de glace et des roches sur lesquelles la glace repose.

Comment se préparer pour obtenir un financement European Research Council (ERC) ?

Je ne suis pas sûr d’être un expert en conseil pour les financements European Research Council (ERC) individuels (European Research Council (ERC) Starting, Consolidator et Advanced) puisque ma seule tentative sur ce type de bourse, à l’European Research Council (ERC) Consolidator en 2019, n’a pas été retenue. Ces financements ERC sont conçus pour les questions fondamentales, indépendamment des implications économiques et sociétales. Il ne faut pas avoir peur de tenter de résoudre une question ambitieuse et de « rêver » un peu.

En ce qui concerne les bourses European Research Council (ERC) Synergy (catégorie de notre projet Green2Ice) le cadrage et les exigences sont les mêmes que pour les bourses individuelles. En revanche il faut en plus construire un consortium de 2 à 4 chercheurs dont l’expertise et les approches sont clairement complémentaires : l’European Research Council (ERC) demande dans ce cas de mettre en avant la notion de « synergie », la composition de l’équipe de recherche devant apporter une valeur ajoutée, le travail collaboratif devant être plus abouti que celui qui serait produit individuellement par les mêmes équipes chacune de leur côté. Il est possible de monter un European Research Council (ERC) Synergy avec un ou une collègue du même laboratoire, à condition que les profils les expertises se complètent.

Dans notre cas, nous avons commencé à construire ce projet sur le Groenland depuis plusieurs années après avoir commencé à travailler étroitement avec l’Université Libre de Bruxelles en 2017, avec Jean-Louis Tison. Cela a permis de tisser des liens étroits entre le Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques et l’Université Libre de Bruxelles. Depuis 2019, le consortium sur la glace basale s’est élargi avec des spécialistes américains et danois. Avec son expertise en géochronologie des roches, notre équipe du Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques est complémentaire de celles de l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université de Copenhague, spécialisées dans l’analyse des carottes de glace.

C’est en août 2021 que nous avons commencé à rédiger le projet. Un travail de rédaction qui nous a occupé pendant 4 à 6 semaines jusqu’à sa soumission en novembre 2021.  L’ultime étape de l’évaluation a consisté en un oral de 45 minutes, en septembre 2022 à Bruxelles, en présence des 4 chercheur impliqués : 10 minutes de présentation avec diapositives sont suivies de 35 minutes de questions réponses en présence d’un jury de 15 à 20 experts. Nous l’avons préparé en réalisant deux oraux blancs au cours du mois d’août 2022, organisés par le CNRS, l’Université Libre de Bruxelles et l’Université de Copenhague. Ces entraînements ont été d’une aide précieuse pour respecter certaines règles imposées par l’exercice : les porteurs du projet doivent par exemple savoir à l’avance qui répondra à quel type de question. Il faut aussi essayer de montrer la dynamique et la fluidité de l’équipe, qui doit déjà bien se connaître à ce stade. Une erreur à éviter à tout prix est par exemple de se contredire les uns les autres.

Que va vous permettre ce financement European Research Council (ERC) 

Ce financement va nous donner les moyens de nous attaquer à la grande question de la stabilité du Groenland. Au-delà de la portée purement scientifique, nous espérons que nos reconstructions de la calotte groenlandaise au cours du Quaternaire permettront aussi de réduire les incertitudes relatives à la hausse future du niveau marin.

Je tiens aussi à donner une réponse un peu plus personnelle à cette question : depuis plusieurs années, je souffre de la lourdeur et de la complexité administrative de la recherche française. Alors que le budget de la recherche publique stagne, les chercheurs doivent aujourd’hui faire face à une pénurie de leur temps de travail, car ils sont accaparés par des tâches administratives de plus en plus chronophages. Une des causes de cette dérive est à mes yeux la boussole que constitue le classement de Shanghaï des universités : en donnant de plus en plus de poids à une lecture « localiste » d’une recherche centrée sur les universités, ce mouvement a engendré depuis la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite LRU) une augmentation des structures et des bureaucraties locales. La glaciologie étant très peu représentée à l’Université de Lorraine, je m’épanouis en collaborant avec d’autres laboratoires et en participant à plusieurs instances nationales du CNRS, comme le conseil scientifique Les Enveloppes Fluides et l’Environnement (LEFE) Interactions multiples dans l’atmosphère, la glace et l’océan (IMAGO). Aussi, je reste très attaché à une organisation nationale de la recherche, que je rêve souple et démocratique - je n’associe pas la fatalité bureaucratique au centralisme républicain. Dans ce rêve, je vois le CNRS comme un atout majeur, que ce soit pour organiser la vie démocratique de la science ou pour optimiser l’allocation des moyens, via par exemple la gestion des grands instruments de recherche. Je vous donne un exemple : le modèle économique et l’excellence scientifique du service national que j’utilise le plus, l’AMS Aster (instrument d’analyse géré par le Centre Européen de Recherche et d'Enseignement en Géosciences de l'Environnement (CEREGE), Aix-en Provence) est envié par bien des collègues américains. Dans ce contexte, j’ai conscience de la chance unique qu’offre les moyens financiers donnés par l’European Research Council (ERC) : ceux-ci nous permettront de dégager de la liberté et de l’autonomie pour nos recherches au Centre de Recherches Pétrographiques et Géochimiques, en nous offrant le luxe de mettre en pause les recherches de financement les plus chronophages.