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Écoutez l'interview de Pierre-Henri Blard dans l'émission France Bleu Sud Lorraine "Le coup de fil du jour à..." du 16 mars 2021 (04:10)
L’analyse récente de sédiments prélevés sous la base militaire secrète de Camp Century renforce notre compréhension de la stabilité de la calotte glaciaire du Groenland face aux changements climatiques. Ces nouvelles données indiquent que la calotte groenlandaise a déjà disparu au moins une fois au cours du dernier million d’années, sous un climat à peine plus chaud que l’actuel.
Pierre-Henri Blard, chercheur CNRS au CRPG et Jean-Louis Tison, professeur au Laboratoire de glaciologie de l’ULB, ont eu un rôle charnière dans cette étude internationale. Ils sont co-auteurs de l’article qui en présente les résultats, publié le 15 mars 2021 dans le prestigieux journal Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).
Écoutez l'interview de Pierre-Henri Blard dans l'émission France Bleu Sud Lorraine "Le coup de fil du jour à..." du 16 mars 2021 (04:10)
En 1966, en pleine guerre froide, des scientifiques de l’armée américaine, en collaboration avec des chercheurs danois, ont perforé la glace du nord-ouest du Groenland (au niveau de la base secrète de Camp Century, à proximité de la base de Thulé) sur 1390 m, et en ont extrait un peu plus de 3 mètres de carotte de sédiments sous-glaciaires (moraine) (Figure 1). Ensuite, ces sédiments congelés à -30°C ont été transféré à Copenhague en 1994 avant d’être littéralement oubliés. En 2017, à l’occasion d’un déménagement vers un nouvel entrepôt frigorifique, les échantillons de sédiments ont été accidentellement exhumés.
En 2019, deux échantillons de ces sédiments ont été étudiés par une équipe internationale Etats-Unis-Europe (Danemark, Belgique, France), et les chercheurs ont été très surpris de découvrir des restes racines et des feuilles dans la matrice de sable et de roche. L’état de conservation de ce matériel et des études multiparamétriques de ces échantillons suggèrent que la glace a abandonné le site de Camp Century dans un passé géologique proche et qu’un paysage végétal, peut-être même une forêt boréale, existait sous cette zone aujourd’hui envahie par une calotte glaciaire de plus d’un kilomètre d’épaisseur.
Au cours de la dernière année, Andrew Christ et une équipe internationale de scientifiques - menés par Paul Bierman (University of Wellington, Vermont) aux Etats-Unis et Dorthe Dahl-Jensen (Niels Bohr Institute, Danemark), Jean-Louis Tison et Pierre-Henri Blard, en Europe, ont étudié cette archive unique de sédiments du Groenland sous glaciaires avec ses fossiles de plantes.
Leurs analyses montrent que la majorité du Groenland, a été couvert de glace la plupart du temps au cours du dernier million d’années, à l’exception d’un ou deux épisodes plus chauds pendant lesquelles la calotte a pu fondre partiellement, probablement il y a 400 000 ans, et qu’elle a fondu quasi-totalement il y a 1 million d’années. Pour parvenir à ce résultat, les chercheurs ont mesuré les nucléides cosmogéniques 10Be et 26Al dans ces sédiments sous glaciaires. Ce sont des isotopes rares qui ont la particularité d’être produits par les particules cosmiques, mais uniquement quand la roche est exposée à la surface, en l’absence de glace. Quand la calotte de glace est en place, elle joue un rôle d’écran aux particules cosmiques, et le rapport 26Al/10Be décroit par radioactivité. L’analyse de ce rapport permet donc de dater la durée de l’enfouissement sous glaciaire.
Cette nouvelle étude démontre que la zone de Camp Century a été déglacé au moins une fois au cours du dernier million d’année, et qu’à ce moment, la zone était couverte de végétation de type toundra (mousse et buissons), mais peut-être également de quelques arbres (environnement de taïga). Ces nouvelles données complètent celles provenant de deux autres carottes, localisés au centre du Groenland (GISP2 et GRIP ; Figure 1). Là, la datation de la glace basale et des roches sous glaciaires récoltées indiquent que la calotte avait fondu il y a 1 million d’année.
L’ensemble de toutes les données géochronologiques sur la glace basale des différentes carottes du Groenland permet aussi d’affirmer avec certitude que la calotte du Groenland n’a pas fondu au dernier interglaciaire (Stade isotopique 5, il y a 125 000 ans). Or, au stade 5, les températures moyennes globales étaient de l’ordre de 1°C à 1.5°C plus chaudes que les températures préindustrielles. En revanche, au stade 11 (400 000 a) et 31 (1 Ma), celles-ci étaient de 2 à 3°C au-dessus des températures préindustrielles (Figure 1).
L’ensemble de ces données - qui indiquent une fonte limitée il y a 130 000 ans et une fonte totale certaine il y a 1 Ma - montrent donc que le point de bascule ("Tipping point") pour l’intégrité de la calotte groenlandaise se situe probablement entre 1.5 et 2.5°C de réchauffement (Figure 1). Ces nouveaux résultats renforcent l’importance de limiter le réchauffement anthropique en deçà de 2°C par rapport à la période préindustrielle, et plus surement en deçà de 1.5°C si on veut limiter le risque de fonte du Groenland, qui représente 6 m de hausse du niveau marin. Cela va dans le sens de l’intérêt de respecter le fameux objectif 1.5 défini par l’accord de Paris, qui avait donné lieu à un rapport spécial du GIEC en 2019. |
La combinaison des données géochronologiques issues de ces deux sites, l’un proche de la côte au nord-ouest (Camp Century) et l’autre au centre du Groenland (GISP2/GRIP) est très éclairante et suggère l’existence potentielle d’un seuil de réchauffement de « non-retour » pour la stabilité du Groenland.
Notre compréhension du comportement passé de la calotte glaciaire Groenlandaise est un élément clé dans la prédiction de sa réponse future au changement climatique et dans l’estimation de la vitesse à laquelle elle pourrait disparaître. En effet , cette nouvelle étude met en évidence le fait que le Groenland est probablement plus sensible aux changements de climat que ce que l’on pensait, avec un risque grave de fonte irréversible. Or, la fonte entière du Groenland représenterait une augmentation du niveau marin de l’ordre de 6 à 7 mètres, ce qui mettrait en danger toutes les zones côtières du monde.
Pierre-Henri Blard et Jean-Louis Tison ont eu un rôle charnière dans cette étude. Le premier pour son expertise en sédimentologie et en géochronologie, via les isotopes cosmogéniques, et le second pour son expertise dans l’étude des glaces basales de grands sondages du Groenland et de l’Antarctique (et notamment de leur signature isotopique de l’eau et de leur composition en gaz).
Le binôme a ainsi réalisé en 2019 la première description stratigraphique détaillée de ces sédiments exceptionnels, qui avaient été oubliés dans les congélateurs danois pendant plus de 50 ans. Ils ont aussi assuré la découpe des échantillons à l’aide de techniques spécifiques mises au point à l’ULB pour échantillonner ces matériaux composites de glace et de roche, méthode utilisant un fil à diamant qui assure l’intégrité des échantillons (Figure 2).
Christ et al. - A multimillion-year-old record of Greenland vegetation and glacial history preserved in sediment beneath 1.4 km of ice at Camp Century, Proceedings of the National Academy of Sciences
DOI : https://doi.org/10.1073/pnas.2021442118
Matériel pictural sur Camp Century : https://uvm.photoshelter.com/galleries/C0000TBFXFiGalAo/PNASGreenland-study